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VISON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait près de dix ans que la guerre était finie. L’ombre de notre maison se profilait sur le petit pré, tandis que les terres labourées et les grands chênes en lisière de la forêt étaient baignés de ce soleil gras et langoureux d’une belle soirée d’été.

 

Notre maison, comme nous l’appelions, était une maison isolée du village. Côté route, des bosquets de sycomores touffus la dissimulait aux yeux des passants et lui donnait un air mystérieux, plein de légende. Mon père et ses trois frères l’occupaient chacun à leur convenance, Mais ne l’habitaient pas, c’était un peu le débarras, le hangar à matériel, le stockage du fourrage… Mon cousin Jacques, en faculté à Toulouse, utilisait une chambre à l’étage durant ses vacances, il s’enfermait des journées entières pour étudier et aussi pour s’adonner à sa passion d’entomologie; il y rangeait soigneusement une impressionnante collection d’insectes. Sur les tables s’empilait une multitude de bouquins, d’encyclopédies, de microscopes…Les boîtes des précieux spécimens, méthodiquement classées, occupaient les étagères et les armoires. La cheminée de marbre supportait un amas de papiers, de notes en tous genre, cependant la pendulette de bronze, toujours à l’heure, martelait le temps de son tic-tac régulier et sa sonnerie cristalline égayait la pièce toujours sombre. Parfois le grand Jacques, comme tout le monde ici l’appelait, me permettait de lui tenir compagnie l’après midi; c’était alors pour moi du haut de mes six ans à peine un émerveillement, un grand et érudit de garçon qui m’expliquait la vie des bestioles que je croisais tous les jours sur les sentiers, dans le jardin ou aux champs et dont j’ignorais tout de leur art de vivre! J’aimais aussi à feuilleter les grands livres de l’encyclopédie.

 

Mon père et son frère aîné Armand étaient agriculteurs, les deux autres, Jean Paul et Jacques, comme son fils, travaillaient aux villes toutes proches. Jean Paul tenait avec ma tante Amélie une quincaillerie à Montpezat de Quercy, Montpezat de Persil, comme aimait à dire le vieil oncle Anselme. L’oncle Jacques était établi forgeron à Caussade.

 

Chacun venait à « la Maison » y entreposer les objets hétéroclites qui encombraient chez eux, Jean Paul avait une remise entière pleine d’articles divers de son commerce, quand il venait amener ou chercher des choses pour sa quincaillerie, il venait me prendre car j’aimais admirer toutes ces bricoles dont je me demandais parfois à quoi cela pouvait bien servir. L’oncle m’expliquait et aussi me racontait des balivernes, la naïveté de l’enfance faisait ensuite rire aux éclats mon père et mon grand-père, qui me remettaient sur le bon chemin et s’empressaient à questionner Jean Paul sur le sujet. L’oncle Jacques était celui qui occupait le moins de place, son atelier de Caussade était vaste et une belle grange y était adossée.

 

Cette « Maison » n’appartenait en propre à aucun d’eux; elle se transmettait de génération en génération, de pères en fils. Je sus bien plus tard qu’elle appartenait à de lointains cousins perdus de vue depuis bien longtemps: les Songereilles, nous étions aussi des Songereilles. L’unique fils de ces Songereilles-là était parti au milieu des années mille huit cent cinquante pour les Amériques, sa vieille mère était une vieille tante du côté de mon père, la famille avait eu quelques nouvelles de Jérôme Songereilles au début, puis plus rien. Au village on disait aussi « Songeviel », ajoutant à la confusion des ans. Pourtant, dans la famille on parlait bien des Songereilles, et de vieux actes d’époque mentionnaient tantôt Songereilles, tantôt Songeviel tantôt Saugeveil! Allez savoir! La maison restait donc dans la famille qui l’entretenait de son mieux, Ernest, le frère de mon grand père en sait quelque chose; un jour, dans les années « vingt », alors qu’il réparait la toiture de l’habitation, il fit une chute terrible qui faillit bien lui coûter la vie ou le laisser tétraplégique le restant de ses jours. Il dût son salut à un vieux vagabond qui passait de ferme en ferme à la moisson ou pour les foins. Mon père me racontait que le bonhomme faisait peur tant par son regard horrifiant que par son attitude brutale et inhabituelle? Ce n’était pas un gars foncièrement mauvais, la preuve, mais il était bizarre et son aspect inquiétant faisait peur à qui le croisait, si bien qu’un hiver, le maire de Lalbenque lui attribua une belle somme d’argent à condition qu’il ne revienne plus dans la région! L’instituteur du village, Monsieur Le Fort, s’était plaint de voir Vison « rôder » derrière le bâtiment de l’école.

 

Ici bien sûr il était toujours le bienvenu pour les travaux des champs, et puis il avait ses maisons. Il était peu bavard, le regard toujours inquiet, les yeux perçants, les mâchoires serrées, les gestes saccadés et brusques, les phrases courtes et le ton énergique, les mots frustes, tout d’une brute! Mais rassurez vous, il n’était pas méchant pour un sou! Peut-être qu’il n’aurait pas fallu lui chercher des crosses; à sa touche, personne n’y songeait.

 

Mon père me raconta à propos de ce vagabond qui s’appelait Vison, qu’un soir d’hiver, alors qu’il avait une douzaine d’années, à la veillée, à égrener des haricots secs, le bonhomme entra brusquement dans la cuisine, refermant d’un coup sec la porte derrière lui. Mon père et ses frères étaient horrifiés par le regard perçant qu’il leur lançait, et, pas un mot! Même la chienne n’avait pas bougé, ni aboyé! Après un long silence pesant et une fois l’effet de surprise passé, son père, qui à cette époque ne connaissait pas ce Vison, lui proposa de passer la nuit dans l’écurie, dans le foin. Après lui avoir demandé ses allumettes ou son briquet, grand père le conduisit dans la nuit, à la seule lueur d’une lanterne, à l’écurie. Il fallait pour cela sortir dans la cour, la traverser, contourner le bâtiment et passer derrière la grange pour y accéder.

 

J’imagine le soulagement de la famille lorsque le père revint auprès du feu! Grand mère le morigéna sans ménagement! Partir seul derrière la ferme, en pleine nuit! Bien sur il avait fait la guerre de 14, mais enfin! Il y a bien des exemples dans la région de personnes assassinées par des vagabonds, des rouliers comme on les appelait aussi. Et puis était-il passé à la mairie faire tamponner son passeport? Le grand-père ne lui avait pas même demandé à le voir! Quelle inconscience ! Grand mère l’arrosait de tous les adjectifs!

 

Pour en revenir à l’oncle Ernest que j’ai à peine connu, sa chute du toit l’avait laissé inanimé un bon moment sur les pavés de la cour. C’est un voisin qui passait par hasard avec son tombereau de fumier, le père Malfougasse, qui le ramassa, enfin le ramassa… disons, s’occupa de lui de son mieux jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits, car le pauvre homme n’osait pas le bouger de peur de commettre l’irréparable, pensez donc, un homme de cette corpulence étalé comme une araignée, face contre terre. Le bon Malfougasse rassuré d’entendre oncle Ernest jurer, mais inquiet qu’il ne fasse pas le moindre mouvement, courut à la demeure la plus proche chercher de l’aide, seules les femmes étaient à la maison, les hommes étaient aux champs à cette heure-ci.

 

Personne ne se souvient qui est allé aux prés de Sauviard chercher les faucheurs. Les hommes accoururent auprès du malheureux, le patibulaire Vison était au nombre de ceux -ci.

 

Le père Joffroy Coullu voulut le retourner et l’assoir contre le mur, Vison lui saisit énergiquement le bras et lui dit d’un ton autoritaire et bref :

 

----Malheureux ! Ne le touche pas ! Il a pt’être le « tau » du dos fracassé! Laisse- moi faire.

 

Vison s’était brusquement redressé tout en sortant de sa poche un énorme couteau qu’il déploya en fixant son patron qui eut un pas de recul ; tout le monde retenait sa respiration. Vison resta un court instant dressé, qui parut une éternité, face aux faucheurs blêmes; puis s’agenouillant près du corps du pauvre oncle, lui coupa la chemise dans le dos avec la dextérité d’un boucher des abattoirs. Doucement, sa main aux doigts immenses et sales se glissa sous le dos de l’Ernest qui ne bougeait plus. D’un mouvement lent, il retourna l’infortuné oncle sur le coté. Maintenant il suivait la colonne vertébrale de haut en bas en manœuvrant ses doigts.

 

---Tiens là, ça te fait mal ?

 

L’oncle Ernest acquiesça d’un clignement de paupières.

 

---Vous autres vous pouvez l’emmener chez lui sur une planche et laissez-le dessus jusqu’à mon retour.

 

A peine finie sa phrase, Vison déploya ses jambes immenses et disparut derrière le talus, en direction des terres maigres des Prés Chétifs. Il en revint tard sur le soir avec un paquet d ‘herbes sous le bras.

 

---Vite la mère, une marmite d’eau bien chaude!

 

Bien entendu rien n’était prêt pour cette cuisine d’apothicaire! Et Vison pestait en des mots incompréhensifs.

 

Lorsque l’eau fut bouillante, il prit sa botte d’herbes et la décortiqua tranquillement, rejetant sur les pavés de terre de la cuisine celles qu’il ne voulait pas et jetant dans l’eau fumante les autres.

 

---Un torchon la vieille!

 

La tante lui jeta un regard terrible et lui tendit un linge qu’il étala sur la table. Aidé de deux écumoires, le vagabond déposait en son centre la bouillie d’herbe fumante. Alors, il s’approcha de l’oncle et lui enfonça ses grands doigts dans les côtes. Ernest hurla en se démenant comme un diable sur sa planche.

 

--- Va pas tomber ! supplia la tante.

 

---Tenez le à plat ventre ordonna Vison.

 

Ce dernier triturait sa mixture qui dégoulinait de gouttelettes verdâtres sur le sol, sur la toile cirée, sur ses vêtements, le raffinement n’était pas la spécialité du soigneur qui fit un boudin avec le torchon, emprisonnant la mixture à l’intérieure. Il administra le tout d’un claquement sec sur le dos du blessé, giclant de plus belle l’entourage des assistants de taches verdâtres.

 

---Tenez lui ça bien serré jusqu’à demain matin, maintenant éloignez-vous.

 

Tout le monde recula, dos au mur.

 

Se penchant sur le dos du pauvre Ernest, Vison prononça une longue série de mots inconnus, des mots magiques! Maintenant il faisait une série de signes de Croix qui n’en finissait plus. Plus tard mon père m’expliqua que tous les guérisseurs faisaient ainsi après ou pendant les soins, sur les hommes comme sur les animaux, pour se donner du crédit auprès des gens simples des campagnes.

 

Après avoir ingurgité avec grand vacarme la soupe au pain que la tante lui avait préparée, Vison disparut emportant la bouteille de vin. Le lendemain matin, il retourna faucher au pré comme si de rien n’était. L’oncle, au lever se sentait mieux, se dressa, bien qu’encore meurtri, et réclama du pain et de la charcuterie, un bol

d’eau-de-vie et des oignons !

 

Grand mère qui était venue aux nouvelles était rassurée, la tante aussi. Les deux femmes pouffèrent de rire voyant Ernest qui se débattait avec sa chemise qu’il ne parvenait pas à ajuster pour la boutonner. La tante lui en apporta une autre et proposa celle qu’il portait à ma grand-mère, si elle pouvait en tirer quelque chose à coudre pour ses enfants.

 

L’oncle grognait:

 

---Qu’est que c’est que cette chemise enfin!

 

----Vison l’a coupée en deux pour te soigner!

----Vison…me soigner ?

 

---Tu nous as fait une de ces peurs!

 

---Ben quoi… je suis tout tordu ce matin.

 

---Tu reviens de loin, heureusement que Vison était là, sinon tu ne marcherais plus du tout ce matin!

 

---C’est malin, pourquoi Vison?

 

---Je sais pas d’où il tient ce don, mais en tout cas ne remonte pas sur ce toit et ménage tes efforts ces jours-ci!

 

L’oncle semblait tout surpris de ce qui lui était arrivé, et se souvenait vaguement de ses membres qui tremblaient de l’intérieur.

 

Ma mère avait demandé au docteur Labadibas de Lalbenque de passer voir Ernest afin de rassurer la famille. Ce dernier après avoir examiné le malheureux nous dit de ne pas nous inquiéter, mais assura que notre oncle revenait de loin, sans le puissant cataplasme de Vison, la fièvre se serait emparée de la moelle épinière et Ernest se serait endormi pour toujours. Un frisson traversa les deux belles sœurs qui se mirent à sangloter.

 

Dans les jours qui suivirent, grand père se renseigna à la gendarmerie sur cet énigmatique Vison. Il était originaire de Corrèze et avait fait toute la guerre de 14 sur le front de Champagne, plusieurs fois blessé, gazé, il reçut la Croix de Guerre sur le Champ de Bataille. Le brigadier savait peu de choses sur lui à part cela; sinon qu’il savait lire et écrire et connaissait bien la musique, savait peindre, dessiner, semblait très cultivé, mais parlait peu, fuyait les gens, était fruste et grossier. D’après le brigadier Essertet, le bonhomme se dissimulait derrière les travers qu’il s’était inventés, il restait une énigme, il faisait peur, les gens se plaignaient de lui, mais on ne lui connaissait aucun larcin, ni dans la région, ni ailleurs. Au contraire, c’était un homme courageux, peu serviable c’est vrai, mais sobre. A ce propos, grand tante retrouva la bouteille de vin au trois quart pleine dans le fenil.

 

Une fois les foins terminés, Vison, comme à son habitude, disparut de la région jusqu’aux moissons. Avant son départ, l’oncle avait eu un mal de chien à lui faire accepter une enveloppe avec dedans une bonne somme en billets de banque, prétextant que le salaire de faucheur que lui avait donné le père Geoffroy Coullu était bien insuffisant.

 

J’aimais entendre raconter ces histoires qui faisaient la vie des villages d’autrefois, entendre parler de gens que je n’avais jamais connus éveillait en moi une imagination galopante.

 

L’année suivante, c’est encore dans notre maison qu’on appelait Joli-Bois, que je devais vivre un drame peu banal en raison de mon jeune âge.

Depuis quelques temps, mon père, qui recevait parfois son copain Etienne Bernard du Beaujolais, parlait de tenter de semer du blé d’hiver, ce qui ne se pratiquait pas ici dans cette région du Quercy, ce fut d’ ailleurs un échec.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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